21.02.2024 19h Lecture « Aérogramme » de Frédérique Guétat-Liviani avec Christophe Collado
Une proposition de la librairie TRANSIT à la compagnie
Frédérique GUETAT-LIVIANI, aérogramme, édition Lanskine août 2023
Ce livre, dans l’entrelacs des échos, recueille l’infime-infini des traces avant l’effacement du seuil.
Proposition pour une lecture à deux voix en compagnie de Frédérique Guétat-Liviani avec Christophe Collado
« Quand on a fini d’écrire un livre, avant que le texte ne soit imprimé, on dit qu’on corrige les épreuves. En soi, se séparer d’un texte est une épreuve. L’avoir écrit aussi. Je n’ai jamais écrit autrement qu’avec un stylo, ce n’est qu’à la fin, à la toute fin, lorsque je commence à m’en séparer, que j’utilise un clavier. Je ne fais pas les corrections sur l’écran, j’imprime le texte et je le corrige à la main, je garde longtemps ces épreuves, je découpe des passages et je les colle dans des carnets, j’ai du mal à m’en défaire. Pour aérogramme, je ne pouvais pas me résoudre à les voir disparaître, aérogramme est un long poème sur la disparition de mon frère, sur sa présence fantomatique durant 32 secondes sur la pellicule du film Camarades de Marin Karmitz. Alors, j’ai réfléchi à ce mot ‘épreuve’ et j’ai choisi d’en garder une série de trente-deux, sur lesquelles j’ai redessiné et inséré l’image du film mise à l’arrêt dans le livre. Mais les livres ne sont jamais vraiment finis, en montrer les épreuves est aussi une façon de dévoiler la forme infinie du poème. »
aérogramme, ne pas faire que naître
« aérogramme, je l’ai écrit pour mon frère disparu. Je l’ai écrit d’abord en pensant à lui, mais vite la masse invisible des effacés m’est apparue plus imposante que jamais. Tous ces jeunes corps égarés, offrandes aux guerres, à la famine, au travail, où sont-ils passés ? à peine abîmés, retournés au grand tas. Plein d’enfants naissent, partout, tout le temps, ça n’arrête pas. Ils se redressent, marchent, s’échappent, sont rattrapés. Mon frère fait partie de ce grand tas de corps-là. Né juste après la deuxième guerre mondiale, à une période où l’Europe a beaucoup procréé. Avec la guerre, tant de disparus, il fallait des corps neufs de garçons pour relancer la production et des corps neufs de filles pour la reproduction. Des corps pour aller travailler à l’usine, ou ailleurs, des corps ponctuels et obéissants. Des corps qui peuplent le monde, le dépeuplent et le repeuplent, voués à l’effacement des lettres qui formaient leurs noms, voués à la condition du corps animal dans une masse où se mêlent carcasses de volailles, ossements de porcs, dents humaines. Un agrégat d’êtres, mis en demeure de ne faire que naître. Une pâte homogène et de grande maniabilité. Cependant de tout temps il y eut des réfractaires, mon frère fut l’un d’entre eux.
Il aimait lire et se promener à pied, ne voulait pas qu’on l’enferme, ni à l’école, ni à la chaîne. Pour le mater, on l’a emprisonné, d’abord au pensionnat, puis en Maison d’arrêt. Pour lire, la prison c’était bien, pour la promenade c’était moins bien. Il en est sorti avec la conviction que nul n’enfermerait plus son corps. Il a pris la route vers l’Inde, la terre où les dieux sont aussi nombreux que les parias et pas plus sacrés que les vaches. Le pays où l’on peut renaître plein de fois, dans plein d’autres corps, quand celui qu’on habite est usé. À vingt-cinq ans le sien était déjà très abîmé par la prison et la drogue. Mais son errance fut un mouvement joyeux que retranscrivent les aérogrammes écrits à chaque halte. D’autres que lui sans cesse disparaissent, engloutis sans avoir eu le temps de poster une lettre. Mais leurs pas, comme ceux de mon frère, sont une écriture. La première de toutes les écritures.
Marin Karmitz a tourné Camarades en 1969 à Saint-Nazaire, ville ouvrière détruite pendant la guerre, reconstruite juste après, décor parfait pour ce film militant. Quand il tourne ce film, Marin Karmitz est un jeune réalisateur membre de la Gauche Prolétarienne. Quelques années plus tard, il créera sa société d’exploitation, de distribution et de production MK2 qui figure aujourd’hui parmi les quatre principaux groupes cinématographiques français. Avant le tournage du film Camarades, avec son équipe, il rencontre un groupe de jeunes nazairiens désœuvrés qui errent sur les quais. Luc mon frère est l’un d’eux. L’équipe du cinéaste les questionne sur leurs projets. Ils n’en formulent qu’un : échapper à l’usine, ne pas suivre le chemin des aînés. Pour le projet militant de Marin Karmitz, ils ne sont pas intéressants, ils n’entrent pas dans le cadre prévu de l’image exemplaire du prolétaire. Ce sont des petits voyous, des fainéants. La figure même du Lumpen telle que décrite par Marx et Engels. Pour ne pas se les mettre à dos, on ne sait jamais, on leur donne un peu d’argent pour une figuration lointaine. Ils n’ont pas un rond, ils sont bien contents. Mon frère n’a jamais vu le film, à sa sortie, il était déjà parti. J’ai attendu que ma mère meure pour voir le film, je savais qu’il y apparaîtrait. J’ai tout de suite reconnu sa silhouette, son corps suspendu au-dessus de l’océan, un peu à l’écart du groupe de garçons. Durant 32 secondes, j’ai revu mon frère. Il était trop loin pour qu’on entende sa voix, c’est la voix off du héros du film qu’on entend. Une voix qui parle à la place. J’ai regardé le film de nombreuses fois. Plus je l’ai regardé, plus l’image de mon frère est devenue obscure. J’ai arrêté le film sur l’image, les autres ont défilé une à une jusqu’au plan suivant. Le film ne m’apprenait rien, le film était un voile, une ombre de plus. J’ai pensé alors qu’il me fallait réécrire le film, ailleurs et autrement. Écrire un film qui ne se projette pas. Et puis j’ai ouvert son courrier. Depuis sa disparition, ses lettres n’avaient jamais quitté la petite malle en bois de ma mère. Tout ce qui le concernait y était contenu : cartes postales, aérogrammes, photographies, documents administratifs ayant trait à sa disparition. J’ai lu, puis rangé les lettres chronologiquement. J’ai vu et revu le film Camarades, je l’ai retranscrit en même temps que les lettres et les documents. J’ai répété le geste pour que les faux raccords abolissent les contours du réel comme ceux de la fiction. Les procès-verbaux ne documentent rien et les corps des disparus attendent assidûment la preuve du contraire. »
Quand a pris fin l’écriture d’aérogramme, j’ai réalisé que les images fantômes de l’attente réclamaient aussi leur place. Cependant il fallait qu’elles soient dans le livre comme elles sont dans la vie : intruses, s’incrustant dans la marge, repoussant la porte qui se ferme.
aérogramme, le poème-film les avait fait surgir en dilatant l’espace de l’océan durant 32 secondes, transformant alors l’apparition- disparition de mon frère en augure rétroactif. Voilà pourquoi post-scriptum est venu s’inscrire à la toute fin, en bas de page, en bas de livre. En réparation de l’oubli. Pour donner enfin un lieu a ce qui ne pourra jamais plus être nommé.