15.10.2004-15.12.2004 Thierry Kuntzel, The Waves
Une vague, une vague seulement. « Le premier spectacle audiovisuel synchrone » (Le promeneur écoutant, Michel Chion, Ed. Plume, 1993.). Rien de plus simple. Et pourtant, comme toujours chez Thierry Kuntzel, cette simplicité apparente est le leurre le plus tenace : il n’y a rien de plus compliqué à déchiffrer, à décrire. Une œuvre interactive ? Techniquement, oui. Mais, du côté de l’expérience, non, c’est plutôt une œuvre interpassive : c’est-à-dire qui saisit votre réceptivité, c’est-à-dire bouleverse votre subjectivité. Une œuvre sublime, contemporaine, qui franchit toutes les barrières sociales.
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Le visiteur, en s’approchant de l’écran, réduit la vitesse de l’image et du son de cette vague. La vague colorée ralentit, et cela jusqu’à l’arrêt sur image en noir et blanc, jusqu’au silence. Incandescence. Jouissance. C’est là, dans cette dialectique du proche et du lointain, du mouvement et de l’arrêt, que se noue un dialogue intime avec ce qui nous échappe toujours, le devenir. Comment ne pas penser à cette phrase de Gary Hill que nous avons invité il y a deux ans : « la pensée réside essentiellement dans l’approche ».
L’expérience de The waves reste ainsi toujours improbable. Au delà de l’esthétique d’un face à face, le choix d’exposer cette installation à la compagnie tient d’une intuition inébranlable dans sa conviction intime : c’est que la dualité qui opère sur une oscillation entre la vue et la fascination est un piège, et que quelque chose se noue entre les visiteurs du fait que seul celui qui est le plus proche de l’écran interagit sur le temps de l’image et du son (Ni Raymond Bellour, dans Artpress, N°297, 2003, ni Françoise Parfait, dans Les vagues gelées, n’ont évoqué ces relations troubles, fluctuantes et violentes, que la vague introduit entre les visiteurs.) Tel visiteur est toujours déjà soit témoin du mouvement de l’autre vers l’abîme, soit il est lui-même regardé alors qu’il croit être seul au monde, dans l’activité de son regard qui emporte tout son corps au milieu du chaos. L’autre est à la fois celui qui m’empêche de voir et d’entendre, et celui qui me révèle la vague dans ce qui serait son essence idéale sublimée, dans l’impossibilité de son arrêt. C’est donc dans le rapport entre le visiteur qui s’est approché et ceux qui restent loin que réside tout le sens dialectique de cette installation, ce qui se révèle être sa profonde dimension intersubjective, son humanité. Cette vague dérègle le rapport de chaque visiteur par rapport aux autres en ce sens qu’un pas seulement, un mouvement de pied, suffit à engager celui-ci devant ou derrière celui-là. Cette vague serait alors une puissante médiatrice, une vaste machinerie sur laquelle se règlent des rapports de force primordiaux qui viennent s’inscrire comme à l’origine de tous rapports sociaux, mais sans jamais pouvoir se hiérarchiser autrement que dans cette myriade de nuances, dans ces bruits qui se disséminent, du très loin au très près.
P.E. Odin [archive] Thierry Kuntzel – L’eau from la compagnie, on Vimeo. Thierry Kuntzel – L’eau Extrait de L’eau, documentaire de Jean-Yves Jouannais, diffusé sur Arté. Les images de The Waves de Thierry Kuntzel ont été tournées à la compagnie http://www.la-companie.org
Notes sur The Waves de Thierry Kuntzel
Au fond de la pièce, très longue, une très grande image et le son qui lui est associé : la mer ; plus exactement les vagues. Pas de plage, juste un filet de ciel. Les vagues, dans leur étagement : le lointain presque plat, la formation des premiers reliefs, et, en avant-plan, le déferlement. Mouvement et couleur, comme un monochrome instable, sans cesse renaissant, entre noir, bleu, gris, vert et doré (le sable happé par les rouleaux).
« Soit la couleur verte : bien sûr, le jaune et le bleu peuvent être perçus, mais, si leur perception s’évanouit à force de devenir petite, ils entrent dans un rapport différentiel qui détermine le vert. Et rien n’empêche que le jaune, ou le bleu, chacun pour son compte, ne soit déterminé par le rapport différentiel de deux couleurs qui nous échappent, ou de deux degrés de clair-obscur (…) Soit le bruit de la mer : il faut que deux vagues au moins soient petit-perçus comme naissantes et hétérogènes pour qu’elles entrent dans un rapport capable de déterminer la perception d’une troisième, qui « excelle » sur les autres et devient consciente. » Gilles Deleuze, Le Pli.
Ce qui advient à l’image et au son entretient dans l’installation, un troublant rapport au spectateur : s’il ne détermine pas cette image et ce son, préalablement enregistrés, il est celui qui en règle, dérègle la vitesse, par sa position dans l’espace. Les vagues ralentissent au fur et à mesure de la progression vers l’écran, jusqu’à l’immobilisation en une photographie privée de son. Pas de fusion littérale avec les vagues mais lien, connivence avec elles : renouveau du sentiment océanique (illumination de la mélancolie). Dispositif, perception, retour du presque même, sac, ressac, temps impossible : The Waves est un hommage à Virginia Woolf (au livre qui porte ce titre), à son écriture, son invention du temps, sa personne – cette vie toujours au bord de la noyade (ce fut sa fin réelle), entre terreur et extase.
(p.s. : étrangeté d’un exercice de présentation écrite de ce qui ne tiendra, montré, que d’une absence de langage)
T.K.