01.02.2002-01.04.2002 Gary Hill, Accordéons (enregistrements de Belsunce, juillet 2001)

01.02.2002-01.04.2002

C’était à peu près les dix ans de l’association La compagnie (qui a été créée en décembre 1990).
Paul-Emmanuel Odin  a invité l’artiste américain Gary Hill pour une résidence et la production d’une installation vidéo. Une des œuvres les plus émotionnelles qu’il ait réalisée, et qui porte sur la communauté de visages. À partir de portraits réalisés dans la rue ou en intérieur, l’artiste semble reprendre l’idée de Emmanuel Levinas selon laquelle le visage (qui est chez le philosophe au fondement de la relation éthique) apparaît en disparaissant : l’effet voyeuriste habituellement attaché au procédé technique du zoom est détruit de deux façons, soit par un clignotement qui va de plus en plus vite, soit par un clignotement de plus long, avec des noirs qui augmentent et l’image du visage qui devient à peine une apparition fugace, fantômatique. On peut aussi associer à cette œuvre les réflexions sur le communisme telle qu’elles circulent entre Jean-Luc Nancy (La communauté désœuvrée), et Maurice Blanchot (La communauté inavouable).

Avec le soutien de : Ville de Marseille, le DSU, la Direction régionale des affaires culturelles, le conseil régional, le conseil général, la Caisse des dépots et consignations Partenariat : École supérieure des Beaux-Arts de Marseille. Courtesy Fabienne Leclerc-In Situ / Donald Young Gallery.

Ces cinq grandes projections vidéos portent sur le thème de la rencontre du regard, du visage. La grande image et le visage viennent ici contredire l’hypothèse d’un despotisme de l’image, de la vision, de l’unité de l’être et du visible. La production de cette œuvre a d’abord été pendant les trois ans de la résidence de l’artiste, un ensemble de rencontres, de discussions, de dialogues, entre les habitants d’un quartier et une œuvre extrême, une œuvre qui s’impose comme une expérience des limites (clignotante, éblouissante, perceptivement violente donc, et simultanément hypersensuelle, voire d’une douceur ineffable).

Si vous demandez aux spectateurs d’entrer dans le temps, ou si vous leur dites qu’en fait vous voulez leur temps, alors une autre sorte de perspective est possible. Gary Hill

A propos de Accordéons (enregistrements de Belsunce, juillet 2001) Installation vidéo produite par la Compagnie. … j’aime bien parce que quand on marche dans la rue on regarde pas les gens, on reste pas, on ne les observe pas pendant longtemps comme ici … … les images, on dirait qu’on est au bled parce qu’on voit des vieux, des femmes qui regardent à la fenêtre … … on a plus conscience du souvenir de ce qu’on a vu que de ce qu’on voit vraiment … … on voit mal, on voit comme des flashs … … quand il n’y a plus d’images, on voit que le mur … … plus on est près des gens et moins on les voit … … pourquoi il a fait ça ? non, mais c’est vrai, il doit y avoir une raison… parce que si il avait filmé Belsunce normal, ça aurait été dans l’ordre des choses, tandis que là il fait quelque chose d’à-part, d’original… (extraits des séances de discussion sur l’œuvre avec des élèves du collège Belsunce, d’un centre de coiffure, d’un groupe de personnes en cours d’alphabétisation)

 

     Dans Accordéons, les cinq grandes images non-synchronisées présentent des portraits d’habitants dans les rues de Belsunce [1]. Avec une attention flottante, peu à peu Gary Hill s’approche d’une personne en zoomant sur son visage. Plus on est proche du visage, moins on voit le visage, car dès que le zoom commence, la continuité de l’image audiovisuelle est interrompue par du silence et du noir. Les interruptions sont d’abord d’un rythme rapide, et cette pulsation semble sortir de la temporalité ordinaire, comme un temps subréel qui était déjà là et que la vidéo révèle. L’espacement entre les segments de vidéo devient alors de plus en plus longs, et les temps d’apparition du visage raccourcissent jusqu’à ce que l’on ne perçoive plus qu’un instant fugace suspendu dans un temps disjoint, une coupure sonore et visuelle qui se perd dans la nuit, un flash insaisissable qui éblouit, que l’on attend, longtemps. Nous sommes alors en suspens, distrait par l’intervalle imprévisible, jusqu’à ce qu’à la surprise de l’éclair suivant, dans une expérience vive et nue, à la fois violente et immatérielle, où finalement ce qui serait le plus important ce n’est pas ce que l’on voit pas mais le souvenir de ce que l’on a aperçu : la brèche ainsi ouverte dans la pensée et dans la mémoire.

     Pour les vues extérieures, la caméra s’approche de quelqu’un, s’arrête sur son visage, puis repart dans le paysage urbain. Il y a aussi des vues prises en studio sur fond noir. La temporalité y est inverse : les vues silencieuses apparaissent lentement pour s’accélérer pendant le zoom jusqu’à un état vibratoire maximal, proche de la continuité ordinaire du temps. « Accordéon », le titre, renvoie métaphoriquement à ces plis, ces replis et ces déplis du temps [2] qui sont mis en jeu par ce qui est moins un procédé de montage, qu’une analyse de l’image-temps. Le temps ordinaire et continu apparaît comme intermittence de la présence et de l’absence, du visible et de l’invisible. Les cinq images interagissent les unes sur les autres, dans leurs clignotements et leurs crépitements, formant un espace brouillé, strié, où le vide absorbe la perception et dissémine des singularités-événements. L’espace et le moi isolé, nu et fini, éclatent, pour laisser pourtant une impression de douceur ineffable, celle d’une communauté de visages.      Dans Accordéons, la question du visage nous heurte de plein fouet. La face de l’autre se dérobe en se montrant. Une tension sublime noue le proche et le lointain, et entre les deux, l’errance du regard de la caméra ou de la personne filmée passe par des états obliques, instables, ou ce qu’il y a de brutal dans le face-à-face semble s’effacer, fuir sur le côté. D’ailleurs, il y a quelques gros-plan qui ne sont pas des visages, mais des actions quotidiennes (porter un paquet, cette image de lampe, ou d’instrument de musique, la porte d’Aix comme emblème du quartier Belsunce).

     Accordéons désigne l’impossibilité du face-à-face, comme moment ultime et insaisissable, jamais réalisé, mais qui en même temps s’indique comme visée, où il faut reconnaître une courbure de l’espace intersubjectif, toute sa dimension de bruit, sa résonance infinie, son retentissement. Les images d’immigrés dominent dans Accordéons. Gary Hill parle d’abord de portrait, voire d’ »auto-portrait auto-conscient » dans les notes sur le projet. C’est comme si la représentation sociale était dépassée, parce que l’expérience originelle de l’altérité dissout toute appartenance. Les vues explicitent les conditions de la prise de vue dans la rue, l’image est l’expérience de la relation du cameraman avec les personnes de la rue. On se demande quelle relation verbale est préalable à ce regard. Si, lors du tournage d’Accordéons à Belsunce, le plus souvent, l’autorisation de filmer a été demandée, ce qui est en jeu justement dans la rencontre de regard, c’est la réciprocité et la symétrie du moi et de l’autre, en tant que lieu de partage, d’équilibre, de justesse, de justice. Hors l’autre n’est autre que s’il est d’abord l’infiniment autre. Il reste toujours une sorte de suspens imprévisible des regards et de leur rencontre. Et cette spontanéité libre du regard, il fallait donc bien risquer de s’y livrer totalement, et d’une façon qui ne peut être que clandestine (et ceci, même lorsque l’accord est donné). Viol originaire ou étreinte immatérielle de l’œil qui se porte sur la nudité originelle du visage de l’autre. C’est la relation éthique qui est reconnue dans ce face-à-face originaire, comme surgissement d’une altérité absolue [3]. Le visage de l’autre, c’est l’expression de l’infini – ce qui renvoie à cette formule de Gary Hill : « la vidéo est comme un tunnel où le regard tombe » [4].

P.E. Odin

Accordéon (enregistrements de Belsunce) a été présenté à la Compagnie, du 1er Février au 30 Mars 2002 et a été montré à Paris, au Plateau, du 19 novembre au 24 novembre 2002.

Voir aussi le livre de P.E. Odin publié après coup : L’absence de livre (Gary Hill et Maurice Blanchot, vidéo, écriture), édition la compagnie, Presses du réel

Notes
1.Les images et les sons ont été enregistrés dans les rues de Belsunce et en studio à la Compagnie en juillet 2001. La Compagnie est un atelier d’artistes. Sa situation dans le quartier d’immigration de Belsunce à Marseille détermine la nature de son projet : les invitations, les rencontres, les résidences, les ateliers proposés aux habitants du quartier, les expositions, sont reliés par une exigence commune de partage et de réflexion sur les rapports entre l’artistique, le politique, les représentations sociales. C’est dans ce cadre et en tant que membre du collectif d’artistes de la Compagnie, que j’ai proposé à Gary Hill de créer une installation vidéo sur Belsunce.
2. G.H., pendant la conférence de presse, le 1er février 2002, à la Compagnie.
3.Dans Totalité et infini (essai sur l’extériorité), de Emmanuel Levinas, on trouve une notion de visage qui éclaire singulièrement Accordéons. Levinas montre comment l’expérience phénoménologique de l’immédiat comme face à face est déjà le fondement même de l’éthique. « La relation avec le visage, n’est pas connaissance d’objet. La transcendance du visage est, à la fois, son absence de ce monde où il entre, le dépaysement de son être, sa condition d’étranger, de dépouillé ou de prolétaire. » Totalité et infini (essai sur l’extériorité), (1961)reed. Le Livre de poche, Biblio essais, 2001, Paris,p.72-73
4. voir 2

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